Jean Talon

EXPLORATEURS, TOURISTES ET AUTRES SAUVAGES

160 pages, 16 euros

22 février 2019

 

 

 

 

 

REVUE DE PRESSE

Revue L'Atelier, septembre 2019

Le sauvage introuvable

Par Philippe Garnier

 

 

Dans Petit à Petit, un film de 1971, Jean Rouch met en scène la découverte des mœurs parisiennes par un Nigérien. Cet observateur nommé Damouré se propose d’étudier la vie des citadins dans leurs « maisons à étages », c’est-à-dire les immeubles. Il envoie régulièrement au pays un courrier qu’il intitule ses « lettres persanes ». Ses critiques sont assez sévères et portent autant sur la sante mentale des Parisiens que sur la rationalité supposée de leur mode de vie. Il procède à des études sur la taille et la morphologie des passants, tout comme l’auraient fait des anthropologues européens en Afrique au début du XXe siècle. Un tel jeu de miroir remonte à Montaigne : l’Européen mire sa différence dans l’étonnement de celui qui vient d’ailleurs. En poussant la logique à son terme, le non-Occidental – Persan, Indien d’Amérique ou Africain –, finit par endosser le personnage de l’ethnologue.

Qu’il s’agisse de littérature ou de cinéma, ces mises en scène sont ancrées dans des faits historiques. Depuis le XVIe siècle, le contact entre Européens et non Européens n’a cessé de produire l’étonnement et le malentendu, comme si, à mesure que le « vieux continent » forgeait des outils rationnels pour observer le monde, il se privait d’une forme élémentaire et naturelle de compréhension des humains. En dix-sept récits, Explorateurs, touristes et autres sauvages nous donne à lire cette impossible rencontre, depuis le premier contact d’un conquistador espagnol avec des Indiens de Floride, jusqu’au visionnage d’un film sur l’écotourisme dans la vallée du Sepik, en Nouvelle-Guinée, où les visiteurs croient avoir affaire aux descendants des coupeurs de tête Iamul.

 

Ethnologue de formation, l’auteur, Jean Talon, vit à Bologne.  Il a traduit Henri Michaux et Georges Perec en italien et dirige une collection de fiction chez Quodlibet, maison d’édition fondée il y a vingt ans par Giorgio Agamben. Il est aussi membre de l’OPLEPO, l’équivalent italien de l’Oulipo français, c’est-à-dire l’Opificio di Letteratura potenziale.

 

J’ai connu Jean Talon il y a quelques années, alors qu’il étudiait l’ethnologie à Paris et travaillait avec Jean Rouch. Il m’avait alors parlé – ce devait être en  1993 – d’un ouvrage qui le fascinait, initulé le Papou blanc, récit d’exploration d’un anthropologue et voyageur russe nommé Nikolaï Makhlai. À la fin du XIXe siècle, Makhlai s’était retrouvé en mission sur les côtes de Nouvelle-Guinée. Confronté à une tribu de Papous menaçants, il s’était étendu à même le sol pour simuler le sommeil. Et comme il avait vraiment sommeil, il s’était endormi pour de bon… Perplexes, les Papous s’étaient aussitôt apaisés. La simulation du sommeil avait sauvé Makhlai. Or, des décennies plus tard, au XXe siècle, un géographie russe en mission dans la même région observa un rituel très particulier dans une tribu papoue : face à des guerriers armés, un homme s’étend sur le sol et fait semblant de dormir.  Ainsi  sont peut-être nés certains rituels, d’une posture improvisée, liée aux circonstances.

Cette anecdote me paraît exemplaire de l’ensemble du livre de Jean Talon, il ne s’agit pas seulement d’histoires concernant l’ethnologie, mais de scènes troublantes, étranges et emblématiques du rapport à l’autre que les Occidentaux ont entretenu pendant des siècles.

Au fil des années, Jean Talon a non seulement lu les textes majeurs de l’ethnologie du XXe siècle, notamment l’œuvre de Levi-Strauss qu’il connaît bien, mais il s’est constitué une bibliothèque qu’on peut dire « secondaire » : celle des ouvrages parallèles à l’ethnologie, les récits d’explorateurs, les mémoires d’ethnologues, tout ce qui parle des à-côtés de l’ethnologie, de la difficulté matérielle des expéditions et surtout des malentendus qui surviennent dans les rencontres avec les populations dites primitives ou supposées sauvages.

 

Le texte se présente sous forme de courts récits et on aurait la tentation de croire à une série de fictions, au moins partiellement. Or, tout est puisé à des sources historiques et documenté dans le moindre détail. Cependant, Jean Talon s’est réservé la part de l’écrivain, c’est-à-dire la façon de raconter. Lorsque j’ai lu ce livre, en octobre 2017 à Bologne, il m’a semblé retrouver la malice des contes d’Italo Calvino et l’étrangeté distante et faussement sérieuse du Voyage en grande Garabagne de Michaux. Jean Talon excelle dans l’art du montage. Il fait ressortir, dans un voyage de Charles Darwin en Patagonie par exemple, ou dans les tribulations de l’ethnologue Bronislaw Malinowski, le détail qui va troubler ou ravir le lecteur.

Une constante apparaît : la mystification et le malentendu sont constitutifs des rencontres entre les deux mondes. Chacune de ces histoires soulève une question sur la façon dont on peut se tromper en regardant l’autre, soit parce qu’on plaque sur lui une grille de lecture inappropriée (le pilotin de Darwin qui croit voir dans les Indiens de Patagonie les peuples maudits mentionnés par la Bible), soit parce qu’on cherche en lui une authenticité introuvable.

Au-delà de l’erreur, il y a la mythomanie et la fascinante littérature du « faux voyage ». Ainsi, Jean Talon resussicte le mystificateur Psalmanazar, le « faux Japonais » des cours européennes au XVIIIe siècle. Ce dernier a forgé une langue de son cru qu’il prétend être l’idiome de l’île de Formose (Taïwan). À force de contradictions dans ses récits, sa supercherie finit par être démasquée par les Jésuites. Au XIXe et XXe siècle, de telles affabulations disparaissent, car la Terre entière est désormais connue et arpentée. Mais la curiosité pour le « sauvage » ou le « primitif » ne cesse de croître. Le « faux ethnologue » prend la place du « faux Japonais ». Un autre personnage apparaît dans le livre, celui de Jan Welzl. Cet ancien artisan d’origine tchèque séjourne longtemps dans le Grand Nord au début du XXe siècle. Il en tire un récit où les mœurs des Inuits sont décrites de façon tout à fait extravagantes et fantaisistes, mais qui devient un succès de librairie. Un peu plus tard, Bronislaw Malinowski, ethnologue professionnel, fait un séjour d’études aux îles Trobriand, dans le Pacifique. Il y décrit une société sans tabous sexuels dans un livre qui fera date et qui deviendra même un des ouvrages favoris de la mouvance libertaire des années 1960. Or, les études effectuées des décennies plus tard sur la même population montrent que les tabous ne sont pas du tout absents de la sexualité des Trobriandais. Simplement, Malinowski ne les a pas identifiés. Pis, il a sans doute projeté sa propre situation d’échec amoureux sur la société des Trobriand et cru y trouver l’épanouissement sexuel qui précisément lui manquait.

 

Constitutif, le malentendu entre les cultures a cependant une valeur motrice. Grâce à lui, malgré tout, une histoire commune s’enclenche. Ainsi, les Indiens de Floride prêtent un pouvoir de guérisseur au conquistador Cabez de Vaca naufragé sur leurs côtes. La conviction collective des Indiens est telle que les cas de guérison se multiplient. Cabeza de Vaca est entré dans leur monde.

Aujourd’hui, la civilisation matérielle est  devenue globale. À peine si, ici ou là, quelques dizaines de milliers d’humains parviennent à survivre loin du plastique et de l’ordinateur. Avec Claude Levi-Strauss, Jean Talon partage une certaine mélancolie quant à la possibilité de connaître quelque chose d’absolument différent de notre monde devenu hégémonique. Mais avant ? Était-ce vraiment possible ? Les relations entre l’Occidental et le reste du monde depuis le début de l’âge moderne sont-elles autre chose qu’une superposition de lentilles déformantes ? En quatre siècles – et c’est là l’intérêt de la longue période étudiée par Jean Talon – il sembleraient que trois postures se soient succédées, avec de longues périodes de simultanéité : celle de la conquête, celle de l’étude scientifique et enfin, celle du tourisme. Du XVIe siècle au XXe siècle, le rapport dominant-dominé n’a cessé de s’accentuer, même si la violence s’est intériorisée. Cabeza de Vaca, le conquistador espagnol, a beau être un guerrier en armes, il est plus sur un pied d’égalité avec les Indiens de Floride que, quatre siècles plus tard, les touristes qui viennent observer des soi-disant Iamul authentiques en Nouvelle-Guinée. En devenant inoffensif, le « sauvage » – dans sa version italienne, ce livre s’intititule Incontri coi selvaggi, « Rencontres avec les sauvages » – est devenu un objet d’étude et un vestige. Or, plus les ethnologues perfectionnent leur instrument d’observation, plus les « sociétés premières », qui sont l’objet initial de leur étude, disparaissent. Comme si le désir d’étudier l’autre comme un objet finissait par le détruire. Ou comme si, au-delà d’un certain seuil de scientificité, le désir de vérité sur l’humain ne pouvait accoucher que de fantômes.

RFI, 24 mars 2019

Si loin si proche

Par Céline Develay-Mazurelle

 

Explorateurs, touristes et autres sauvages, à écouter ici.

Le Figaro Magazine, 22 mars 2019

Le tour du monde en 160 pages

Par Marie Rogatien

 

En 1527, Cabeza de Vaca s'embarque à la conquête de la Floride et devient guérisseur malgré lui ; un siècle plus tard, un imposteur de génie du nom de Psalmanazar écrit livres et traités de référence sur l'île de Formose sans y avoir jamais mis les pieds. Au XIXe siècle, René Caillé, obsédé par Tombouctou, se convertit à l'islam et traverse l'Afrique à pied déguisé en arabe. Années 1920 : le Tchèque Jan Welzl est élu chef de tribu Inuit et le Groenlandais Knud Rasmussen tombé dans l'eau glacée de l'océan Arctique y croise un ours polaire. [...] De la conquête espagnole des Amériques à l'engouement récent pour l'écotourisme, Jean Talon a puisé dans la littérature ethnographique pour dénicher 16 récits aussi tragiques que comiques. Sans commentaire - ou presque - il se demande si Lévi-Strauss se cachait dans les buissons ! -, comme un entomologiste, il épingle des comportements humains frôlant parfois l'absurde, le pathétique, le sordide. On est toujours le sauvage de quelqu'un.

France Culture, 21 mars 2019

La Grande Table

Par Olivia Gesbert

 

Ethnologie : que reste-t-il à explorer ?

 

Jean Talon et Nastassja Martin, anthropologue, sont sont les invités de cette Grande table à l’occasion de l’événement "L’ethnologie va vous surprendre !" (musée du quai Branly – Jacques Chirac, 23-24 mars 2019).

À écouter ici.

Trois couleurs, mars 2019

Explorateurs, touristes et autres sauvages

Par Bernard Quiriny

 

Quiconque a déjà ouvert un vieux récit de voyage ou d’ethnographie sait combien la rencontre avec des peuplades lointaines est une aventure qui nous fait prendre conscience de la relativité de notre mode de vie et de notre vision du monde. Les mœurs des Esquimaux, des Papous de Nouvelle-Guinée et des Indiens Bella Coola ne sont-elles pas aussi raisonnables que les nôtres ?

 

Connaissant ce pouvoir irrésistible du dépaysement, Jean Talon, qui – comme son nom ne l’indique pas – est italien (il est membre en Italie de l’Oulipo, à l’instar de Perec dont il est le traducteur), s’est plongé dans la littérature de voyage et dans les classiques de l’ethnologie pour écrire Explorateurs, touristes et autres sauvages, un savoureux essai dans lequel il relate quelques rencontres célèbres entre Occidentaux et « primitifs », du XVIe siècle à nos jours. Ce qui l’intéresse dans  ces histoires vraies n’est pas tant la bizarrerie, aux yeux des voyageurs français ou anglais, des Indiens Hän ou des habitants de Formose que l’incompréhension fatale entre les cultures, même quand l’observateur est un savant renommé. D’un ton grinçant, Talon raconte ainsi comment le grand Bronisław Malinowski, légende de l’ethnographie contemporaine, auteur du livre culte La Vie sexuelle des sauvages du nord-ouest de la Mélanésie, a été mené en bateau par les Trobriandais, dont il était venu partager le quotidien. Le trouvant attachant mais un peu stupide, ils lui auraient en effet raconté n’importe quoi, suivant ce qu’il voulait entendre, en le poussant du coup à échafauder une théorie complètement fausse sur leurs mœurs prétendument libertines et délurées... Jean Talon, cela dit, n’est pas du genre à jouer les redresseurs de torts : qu’ils aient eu raison ou qu’ils se soient trompés sur toute la ligne, les aventuriers et ethnologues qu’il met en scène, véritables hérauts du dialogue entre les hommes, lui inspirent principalement de l’admiration, et même de la reconnaissance. Derrière le ton ironique et amusé, Explorateurs, touristes et autres sauvages recèle ainsi une belle méditation sur la disparition des cultures non occidentales, détruites ou banalisées par la mondialisation, et, par-delà la réflexion sur l’incommunicabilité et le malentendu, un éloge vibrant de la diversité humaine et de l’émerveillement.

Le Point, 7 mars 2019

Rencontres du troisième type

Par Sophie Pujas

 

Au royaume des imposteurs magnifiques, Psalmanazar mérite une place d’honneur. Né on ne sait où en Europe à la fin du XVIIe siècle, il parvint à se faire passer pour un natif de Formose (actuel Taïwan). Au point de publier un récit ethnographique sur sa prétendue île d’origine, qui fit fureur à Londres grâce aux détails horrifiques qu'il donnait, cannibalisme et sacrifices d'enfants en tête. Adoubé par la Royal Society et créateur d'une langue d'apparence complexe et cohérente (sa version du formosan, bien sûr), il finit, hélas, par être démasqué... [...]

Dans des chapitres brefs et stimulants, [Jean Talon] traque les histoires les plus folles de rencontres entre les peuples. Du XVIe siècle à nos jours, attentif aux destins oubliés et aux marges insoupçonnées de l'Histoire, il questionne la figure du sauvage. Et la confrontation tourne souvent au fiasco. Tragique, comme le sort des Indiens, embarqués depuis la Terre de Feu jusqu'en Angleterre à bord du "Beagle" en compagnie de Charles Darwin. Ou comique, comme ces tour-opérateurs proposant dans les années 1980 des voyages en Nouvelles-Guinée chez les coupeurs de têtes - qui, on s'en doute, ne l'étaient plus guère. À sauvage, sauvage et demi...

TV5 Monde, 24 février 2019

Libération, 23 février 2019

Jean Talon lit un extrait d'"Explorateurs, touristes et autres sauvages

Par Frédérique Roussel

 

Jean Talon lit un extrait de l'histoire de Diawné Diamanka, un griot peul, qui séjourne à Bologne en 1988 et décrit avec beaucoup d’étonnement ce qu’il découvre en Europe.

Libération, 16 février 2019

Jean Talon, tout est bon dans le sauvage

Par Mathieu Lindon

 

Il y a quelque chose de l’autoportrait et de l’autobiographie à décrire et mettre en scène des « sauvages ». Explorateurs, touristes et autres sauvages (en italien Incontri coi selvaggi) raconte « tout ce qui, dans les essais ethnologiques, est d’habitude écarté ou mis au second plan : les malentendus (ou les ententes inespérées), les perplexités, les désillusions, l’éros, l’arnaque (qui ne manque jamais dans les affaires humaines). Et surtout la stupeur et l’émerveillement face à la diversité, avant que l’habitude ne vienne tout normaliser. / Il s’agit en somme d’histoires mineures, exemplaires, qui, ensemble, racontent une histoire plus grande», ainsi que l’écrit en introduction son auteur Jean Talon, traducteur de Georges Perec et Henri Michaux, membre de l’Oulipo italien et éditeur. À partir de textes à prétention ethnologique dont certains relèvent de l’imposture pure et simple, ce sont ainsi des récits soit de voyages soit d’aventures imaginaires, ainsi qu’étaient lues les aventures commentées de Jan Welzl dans le cercle arctique. Il y aussi des questions qui ne paraissent pas prioritaires mais qui n’en ont pas moins leur légitimité et relèvent de textes au caractère scientifique plus affirmé : « Nous ne savons rien, hélas, des modalités d’observation de Lévi-Strauss (se cachait-il lui aussi dans les buissons ?) » tandis que la vie sexuelle des Nambikwara perdait ses secrets pour lui. Les jésuites capturent au Paraguay des Indiens Aché pour les convertir, mais ceux-ci préfèrent « se laisser mourir de faim » plutôt que d’en arriver là. « Les jésuites furent pris d’un tel découragement qu’ils ne tentèrent plus l’entreprise. » Le ton de Jean Talon manifeste l’aspect légèrement humoristique de sa propre entreprise.

C’est comme si l’écriture se révélait parfois ethnologue à elle toute seule par les trouvailles stylistiques de l’auteur. « Evidemment, chez les Aché, comme dans toutes les sociétés qui le pratiquent, le cannibalisme est un rituel religieux dont il convient de respecter les règles ; il ne répond certes pas à un besoin alimentaire, car leur régime de chasseurs est très riche en protéines. En bref, on peut dire que les Aché gatu faisaient de leur estomac la dernière demeure de leurs disparus, devenant ainsi une sorte de cimetière ambulant. » Au fil des seize textes qui constituent le bref recueil, des thèmes d’une banalité apparemment à pleurer reviennent ainsi de façon on ne peut plus originale. Après un long séjour hors de sa civilisation de naissance, telle femme « ne conservait aucune trace de l’éducation qu’elle avait reçue, et ne se souvenait plus de la façon dont on s’assied sur une chaise ». Alors que, dans un autre texte, les Indiens Guyaki « étaient pourvus d’une petite queue, ce qui les obligeait à creuser un trou par terre pour s’asseoir confortablement ». [...] Un Africain ethnologue de Bologne à la fin du XXe siècle : « Une chose étrange par ici, c’est que quand quelqu’un se mouche, il enroule ensuite la morve dans son mouchoir et la conserve soigneusement dans sa poche. »

En épigraphe de son livre, Jean Talon a placé ce dialogue extrait de la Découverte de l’Amérique, de Cesare Pascarella : «"Hé, l’ami, qu’ils lui dirent, vous êtes qui, vous ? - Ben, vous m’avez pas vu ? qu’il répondit, j’suis un sauvage."» Ce n’est pas compliqué d’être le sauvage des autres (il suffit d’habiter ailleurs ou à une autre époque) mais c’est plus inventif d’être son sauvage à soi. Il faut croire qu’il y a des gens à qui rien de ce qui est inhumain n’est étranger. C’est que la logique aussi a ses lieux et ses moments (« on lui avait coupé un doigt pour le punir d’avoir fait trop d’enfants »). On comprend pourquoi une tribu, quand sévit la famine, mange les vieilles femmes avant de tuer les chiens : « Parce que les chiens capturent les loutres, mais les vieilles non. » Le dernier texte, écrit à partir d’un film de 1988 et d’où Margaret Mead ne sort pas grandie, s’intitule « Touristes et cannibales », deux espèces a priori différenciées. Mais l’« écotourisme » a de ces conséquences. Les prétendus sauvages s’étonnent que civilisation et marchandage aillent à ce point de pair dès que les prétendus civilisés se croient en dehors de la civilisation. Et c’est un film même du réalisateur qui en fait les frais, ou l’économie.

Libération, 15 février 2019

La sélection Livres de Libération

Par la rédaction du cahier Livres

 

Dix-sept histoires de sauvages puisées dans les récits d’explorateurs et ethnographes. Où on retrouve la fascinante aventure de Rasmussen, tombé dans l’eau glacée du cercle polaire arctique, nez à nez avec un ours blanc qui lui jette un regard reconnaissant, car l’ethnologue a éloigné les chiens. Naturellement, le sauvage n’est pas celui qu’on croit. Ainsi, les Trobriandais (d’un atoll au nord-est de la Nouvelle-Guinée) n’ont jamais compris ce que Malinowski était venu faire chez eux, à leur poser des questions idiotes.

Babelio, 14 février 2019

Entretien avec Jean Talon, à propos de son ouvrage Explorateurs, touristes et autres sauvages

Par Nicolas Hecht

 

Vous racontez dans ce livre - à travers 16 destins d'explorateurs, d'ethnologues, touristes et sauvages, du XVI au XXe siècle - les rapports complexes entre peuples civiliés et primitifs. Le tout dans une langue simple et une narration très accessible : quel était votre objectif en entamant l'écriture de celui-ci, et à qui le destiniez-vous ?

 

Raconter des rencontres entre civilisés et prétendus sauvages : la stupeur du premier contact, l’aventure, l’émerveillement face à la diversité des mœurs. Tout au long d’une histoire tragique, mais aussi disséminée d’amusants malentendus réciproques, dignes du théâtre de l’absurde, parfois carrément comiques. Histoire d’une fascination, avec la figure du sauvage qui pendant des siècles a nourri les utopies, les imaginations et la pensée de l’Occident. Et les nombreux personnages de ces histoires aspirent à se confondre avec les sauvages, à devenir sauvages eux-mêmes.


C’est un livre destiné à tout le monde, même si la simplicité de la langue procède davantage d’un idéal d’écriture que d’un dessein de vulgarisation. Mais le plaisir de faire connaître des histoires de personnages peu connus, ou des épisodes mineurs sur des célébrités (comme Darwin), m’a accompagné tout au long du livre.

 

Vous écrivez : « Comment fait-on pour voir les choses avec d'autres yeux ? » La qualité du regard q'on porte sur l'autre (qu'il soit sauvage ou civilisé) semble en effet la question centrale de ce livre. Et en lisant les dernières pages, on n'a pas vraiment l'impression que l'humanité ait tant progressé sur cette question durant ces derniers siècles...

 

Voir les choses avec d’autres yeux, et même, voir les choses avec les yeux de l’autre, nous conduit à nous interroger sur ce que nous tenons d’ordinaire pour acquis, car nous y sommes plongés jusqu’au cou. Cela veut dire aussi découvrir ce que l’habitude rend opaque. Et en définitive, avoir un rapport au monde moins apathique. C’est le fruit le plus précieux du regard ethnologique, né au cours de ces siècles de voyages et de découvertes. Le contact avec la diversité humaine la plus radicale modifie en retour la perception de nos propres habitudes. Un roman comme Les Voyages de Gulliver n’aurait pas existé sans la suggestion des comptes-rendus ethnographiques des voyageurs du passé.


Tout ceci a pour effet de relativiser les différentes coutumes humaines et de tempérer l’ethnocentrisme dont nous sommes affectés, nous comme les autres. Dans plusieurs récits du livre, j’ai fait place, quand je le pouvais, au regard que portent sur nous les sauvages. J’ai depuis toujours un attachement pour ce filon qui nous arrive de Michel de Montaigne en passant par le siècle des Lumières.

 

Il semblerait que le contact avec la civilisation fasse irrémédiablement se faner les cultures dites « primitives » (maladie, acculturation...) - vous citez les mots de Claude Lévi-Strauss, « d'indigènes ils se sont transformés en indigents ». Est-ce qu'à un certain moment, cela ne pose justement pas un problème éthique aux ethnologues et autres professionnels de l'étude des peuples ?

 

Oui, ces cultures sont très fragiles, et se fanent au contact de la civilisation, un peu comme des fleurs de serre exposées en plein air. D’ailleurs, l’urgence d’étudier et documenter les cultures de ces populations voit le jour précisément alors qu’elles sont sur le point de disparaître de la surface de la terre. Lévi-Strauss lui-même donne une splendide définition de l’ethnologie comme « science du remords », symptôme d’un sentiment de culpabilité de l’Occident. On se hâte de recueillir ce qui reste de cultures et de populations que l’on a contribué à anéantir.


Il faut dire qu’en réalité les ethnologues protégeaient souvent ces populations des vexations colonialistes, et s’opposaient à l’acculturation forcée, pouvant causer la perte de leurs propres traditions, de leurs langues, etc. Si bien qu’au XXe siècle, pendant la phase postcoloniale, cette position, pour ainsi dire « conservatrice », leur a valu l’accusation de vouloir freiner leur émancipation. Bref, tout un écheveau de contradictions. Avec le paradoxe d’une discipline qui altère son propre objet d’étude, dès lors qu’on la pratique par le biais de l’observation participante.

 

Vous revenez sur quelques clichés - comme la prétendue liberté sexuelle chez les Trobriandais prise en exemple par les défenseurs de la libéralisation des mœurs en Occident, ou encore le cannibalisme, bien plus ritualisé qu'on ne le pense, et qui ne vise pas que les explorateurs malchanceux. Selon vous, qu'est-ce que le civilisé projette dans l'interprétation souvent erronée de ces pratiques charnelles ?

 

Ce cliché de la liberté sexuelle est l’un des principaux ingrédients de la fascination pour le sauvage, et de l’exotisme tout court. Il apparaît tout de suite (avec pour corollaire, évidemment, la réprobation), dès les premières chroniques des anciens voyageurs et explorateurs, et résiste jusqu’à nos jours. Cette prétendue sexualité libre, sans tabous, n’est souvent que la projection d’un désir. Et même si les ethnologues ont beaucoup contribué à mettre en lumière sa nature de clichés, c’est le piège dans lequel peut tomber un Polonais catholique, naturalisé Anglais à l’époque victorienne, comme Bronislaw Malinowski aux îles Trobriand, qui a écrit sur la liberté sexuelle de leurs habitants un de ses plus célèbres livres. Malinowski sera d’ailleurs repris par le psychanalyste Wilhelm Reich, qui à son tour deviendra le gourou de la prétendue révolution sexuelle en Occident à la fin des années soixante du siècle dernier. Un enchaînement de malentendus que je me suis plu à raconter. Et le malentendu est le vrai fil rouge du livre.


De l’autre coté, attribuer aux sauvages des pratiques et des vices crapuleux, comme par exemple le cannibalisme (qui, quand il existe est toujours rituel, très éphémère, et souvent abandonné au contact des Blancs), en justifie la domination coloniale. « Cannibales » était d’ailleurs un des qualificatifs pour désigner ces groupes humains tout juste découverts au XVIe siècle.

 

Est-ce qu'on peut voir le tourisme d'aujourd'hui comme une continuation de ce regard en quête d'exotisme, même là où il n'existe pas forcément ? N'a-t-il pas parfois un effet encore plus délétère que ces « premiers contacts » avec les explorateurs et ethnologues que vous décrivez ?

 

Oui, bien sûr, on pourrait dire que c’est la dernière étape de cette histoire. Le tourisme globalisé est un fait marquant de notre époque. Dont nous n’avons peut-être pas encore mesuré les conséquences. Mais ce tourisme particulier, lié à la fascination exotique pour le sauvage, a des racines anciennes. Au XVIe siècle déjà on organisait des foires dans lesquelles, à côté des animaux et des plantes exotiques, étaient exhibés les sauvages. Et ce type de spectacularisation se poursuivra avec les zoos humains créés à l’époque coloniale, avec la diversité physique et culturelle des populations colonisées qui devient un grand spectacle au bénéfice des Occidentaux.


Un effet du tourisme est de tout rendre faux. Mais l’« authentique » est également un mythe, dont sont victimes les touristes à la recherche des derniers « sauvages authentiques » du dernier récit. Le fait qu’il y ait des touristes demandeurs de « sauvages authentiques » suscite une absurde comédie, où les sauvages jouent leur propre rôle contre rétribution. Comédie qui n’est pas sans rappeler ce qui se passait entre les ethnologues et leurs objets d’étude. Car même aux ethnologues, les sauvages racontaient parfois ce qu’ils voulaient entendre ; pourquoi pas en échange d’un paquet de tabac. Je crois pourtant que les ethnologues n’ont jamais été aussi envahissants et dévastateurs que les touristes.

 

Fin 2018, un touriste américain a été abattu en tentant d'entrer en contact avec la tribu autochtone de l'île des Sentinelles, située entre l'Inde et la Birmanie, tribu qui s'attaque à quiconque s'approche de son île. Le désir d'autarcie est-il devenu aujourd'hui incompréhensible ? Que peut chercher selon vous un « aventurier amateur » en s'approchant d'un peuple comme celui-ci ?

 

D’après ce que j’ai compris, cet homme était un touriste à vocation de missionnaire, c’est-à-dire qu’il voulait convertir les habitants de l’île. Lesquels refusent simplement tout contact, entre autres, par peur d’attraper des maladies qui pourraient leur être fatales. C’est pour cette raison que le gouvernement local a interdit l’accès de l’île aux touristes. Survival, l’association internationale qui s’occupe de les protéger, estime qu’il y a plus de 200 groupes humains aujourd’hui dans le monde qui fuient tout contact avec les Occidentaux. Le monde occidental supporte mal l’autarcie, même quand elle est revendiquée par certains de ses propres membres. Gilles Clément a écrit sur ce sujet un très beau livre autobiographique intitulé Le Salon des berces. En général, l’Occident pense que tout le monde désire vivre selon son modèle, et comme je l’écris dans le livre, n’arrive pas à digérer qu’il existe des sociétés qui n’en veulent rien savoir.

Livres Hebdo, 8 février 2019

Il était une fois l'exotique

Par Sean James Rose

 

Jean Talon réécrit les récits ethnographiques du Nouveau Monde et d'ailleurs en prenant les chemins de traverse de l'anecdote.

 

Pour prouver que la terre est ronde, Christophe Colomb veut atteindre l'Inde en passant par l'Ouest, il débarque sur un nouveau continent. Ses habitants sont appelés Indiens. L'Amérique commence par un quiproquo, ce qui constitue un bon départ pour la fiction. Il y a encore le mensonge et la mystification qui sont d'excellents pourvoyeurs de littérature, et bien sûr les vraies rencontres, détonantes collisions de cultures aux antipodes. Qui du reste est le civilisé, qui le sauvage ? La coercition, voire le massacre, étant pour le prosélyte du Progrès une des méthodes de son enseignement.

 

Jean Talon revisite à travers son premier livre traduit de l'italien, Explorateurs, touristes et autres sauvages, les relations de voyage qui ont nourri les fantasmes d'ailleurs. Les mots engendrent l'aventure, et inversement. René Caillié, âgé de 16 ans en 1815, embarque « avec 60 francs en poche » pour Dakar. Ce fils de boulanger rêvait depuis toujours d'être le premier Européen à pénétrer dans Tombouctou, la légendaire cité noire interdite aux chrétiens. D'après ses notes, il aurait bien été le premier, mais à quel prix. Quoique converti à l'islam, il essuie toutes les avanies, est réduit à la mendicité. De retour en France, il meurt prématurément mais à Mauzé, sa ville natale dans les Deux-Sèvres. Il a sa fête et sa statue - vêtu en Arabe, les yeux tournés vers le large.

 

Mémoires de Cabeza de Vaca, conquistador acculturé aux mœurs des Indiens Pueblo et autres autochtones qui l'accueillirent après son naufrage sur les côtes texanes, ou descriptif de l'île de Formose par « Psalmanazar l'imposteur », sans doute un Gascon qui s'était fait passer pour un Formosan, allant jusqu'à forger une fausse langue, à pratiquer cet idiome fabriqué de toutes pièces (la géographie apocryphe parue en 1704 à Londres inspire Jonathan Swift et ses Voyages de Gulliver). Dans ce petit bijou de topographie de l'exotique, Jean Talon, traducteur de Perec et de Michaux en italien, adopte le style ethnographique, à l'instar d'un Malinowski dans les îles Trobriand ou d'un Lévi-Strauss en forêt amazonienne, une écriture distanciée qui préserve la fraîcheur du regard ébahi du voyageur occidental face à l'indigène non moins stupéfait par l'irruption de cet alien blanc. La distance ménage l'effet de surprise, si ce n'est le vertige de l'irrémissible écart. La différence entre hommes sauvages et civilisés semble, selon Darwin, « plus marquée que celle entre animaux sauvages et domestiques ».

Littérature du réel, enquêtes, essais, histoire.

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